« Vous ne serez peut-être pas heureux d’être vieux, mais vous pouvez vous efforcer d’être joyeux. » C’est avec une fantaisie irrésistible d’allant et de malice, qu’à cinquante-sept ans, Agnès Desarthe s’empare des thèmes de la vieillesse, du temps qui passe et de la mémoire, pour un récit empruntant de manière faussement improvisée les chemins semés d’images et d’anecdotes de sa réflexion.
Il est possible de vieillir heureux. Preuve en est l’exemple des grands-parents maternels de l’auteur, Boris et Tsila Jampolski, des Juifs originaires d’Europe centrale
pour qui, après la guerre, les pogroms et les camps, vieux ne signifiait pas « bientôt mort », mais « encore là », et la mort non « pas ce vers quoi ils cheminaient mais ce à quoi ils avaient échappé. » Au milieu de la soixantaine, ils s’étaient installés dans un modeste immeuble parisien, rue du Château-des-Rentiers, où ils avaient battu le rappel de leurs amis, souvent eux aussi des survivants de la Shoah. Leur « phalanstère improvisé » abritait une vie joyeuse et solidaire que l’auteur évoque avec délice au travers de la dentelle de ses souvenirs, entre les comptines russes et l’inimitable gâteau aux noix de sa grand-mère, les cavalcades d’un étage à l’autre de la bande d’enfants et de cousins ravis de s’y retrouver, et surtout la chaude et bruyante affection de cette communauté soudée en famille élargie par un passé commun et par la ferme intention de « sur-vivre ».
Alors pourquoi la vieillesse nous effraie-t-elle tant ? Est-ce de n’avoir pas souffert, d’avoir « vécu dans un confort tel », que notre génération a cessé de voir dans le grand âge un privilège, pour ne plus retenir que la perte et la déchéance ? Armée de sa mémoire et de son imagination, en une narration originale simulant avec humour et sensibilité, pour mieux nous convaincre, le cheminement soi-disant à bâtons rompus de sa réflexion, Agnès Desarthe use avec virtuosité d’anecdotes personnelles, d’interviews de son entourage, de dialogues avec son alter ego, ou encore d’un projet vaguement utopique d’un lieu communautaire inspiré de l’immeuble où vivaient ses grands-parents, pour, de fil en aiguille, nous projeter avec elle dans « un moment-lieu où il [serait] possible de vivre [vieux] en espérant. Où les souvenirs cesse[rai]nt d’être un poids » pour devenir... « une rente ».
Formidable hommage de l’auteur à ses grands-parents et à leur force de vie grandie sur le silence de leur incommunicable expérience, réflexion originalement menée sur le temps qui, entremêlant passé et présent dans nos mémoires, fait perdurer en nous chacun de nos âges comme autant de poupées russes, ce livre apaisant et apaisé séduit autant par sa réflexion pleine de pudeur, de sensibilité et d’auto-dérision, que par le brio de sa construction, faussement à bâtons rompus. Coup de coeur.
Le chateau des rentiers.
" Les poules picorent, picorent, picorent. Mon jardin contient toutes les saisons, celles qui ont fui et celles à venir".
Patchwork entremêlé, élixir de vie pétillant de réconfort et d’interrogations sur le temps qui passe, porte ouverte et intime qui convie avec malice, humour et gravité les ages de la vie, les saisons du passé, celles du présent, plein de ces regards en arrières, des fragments qui nous dessinent, cultivés comme un jardin nourrit d’insouciance et d’amitiés, délesté des brumes.
Le Château des rentiers c’est un peu tout ça à la fois, les éclats d'un souhait, une marmite d'utopie vers laquelle tendre, un sillon intime à dessiner, et les motifs d’une vie, celle d’Agnès Desarthe.
Un ton incomparable et décalé pour apprivoiser l’existence, dire les siens, la vie, la mort, la Shoah, ses peurs et ses envies, autant de sacs lestés que l’on détache peu à peu pour nourrir les pulsions qui nous mènent, ses jardins d’Éden...